Sur son site personnel, Philippe MEIRIEU met en ligne un outil très utile en période de révisions : le petit dictionnaire de pédagogie qui propose les définitions des principales notions de pédagogie ainsi que des réflexions autour des différents thèmes. De plus, la plupart des thèmes peuvent être complétés par des documents que vous trouverez dans les "Cours", les "Articles et conférences" ou les "Outils de formation".
Voici en exemple la définition d'autonomie :
"terme utilisé très fréquemment en pédagogie pour
désigner la capacité de "se conduire selon son propre vouloir". Il fait
l'objet d'un trop large consensus pour ne pas poser problème",
ainsi que l'article associé :
"À lire la plupart des projets d'écoles ou des
projets d'établissements, à consulter les instructions ministérielles,
à entendre les parents et les enseignants, on découvre que
l'"autonomie" est au centre de tous les discours. On veut former des
élèves autonomes, des enfants autonomes, former à l'"autonomie requise
pour l'exercice d'une citoyenneté responsable", etc.
Or,
à regarder de près les pratiques scolaires et les comportements des
élèves, on découvre que, en réalité, ce n'est pas l'autonomie qui est
développée mais bien plutôt quelque chose comme la débrouillardise. En
fait, ce qui est vraiment formé à l'école c'est la capacité à s'en
tirer le mieux possible avec le moins d'efforts possible, à faire
semblant d'écouter plutôt que d'être vraiment attentif, à interpréter
ce que le maître veut qu'on dise plutôt qu'à comprendre réellement ce
qu'il dit, à échapper à la punition quand on n'a pas fait son travail,
à ne pas se faire interroger quand on n'a pas appris sa leçon. Ainsi
se construisent d'étranges mais efficaces attitudes qui permettent
d'apparaître bon élève plutôt que l'être vraiment et de se débrouiller
dans l'imbroglio des propositions scolaires... Une fois acquises, ces
attitudes permettront de choisir correctement ses langues et ses
sections, de calculer au mieux les investissements minima pour parvenir
à ses fins personnelles.
Certes,
l'Ecole n'est pas, à elle seule, responsable de cette confusion entre
l'autonomie et la débrouillardise : il existe une multitude de
pratiques sociales qui invitent à aller dans ce sens. Mais peut-être,
précisément, l'Ecole a-t-elle, ici, un devoir de résistance et ne
doit-elle pas hésiter à travailler à contre-courant ? Peut-être
doit-elle former à une autonomie véritable qui soit tout à la fois
interrogation sur l'efficacité et sur la valeur de ses actes ?
Peut-être ne doit-elle pas systématiquement favoriser ceux qui
connaissent déjà, en raison d'une sorte de complicité culturelle et
sociale, les règles du jeu ? Peut-être doit-elle apprendre à tous les
élèves à voir les conséquences à long terme de ce qu'ils font au lieu
de s'en tenir à une rentabilité immédiate ?
Car
la véritable autonomie, en tant qu'elle est apprentissage à la capacité
de se conduire soi-même, met en jeu, de manière étroitement liée, trois
dimensions : la définition d'un champ de compétences précises pour
l'éducateur, une option sur des valeurs que l'on cherche à promouvoir
et une appréciation du niveau de développement de la personne.
La définition d'un champ de compétences d'abord
: tout le monde peut former à l'autonomie mais n'importe qui n'est
pas capable de promouvoir cette autonomie dans tous les domaines. Une
assistante sociale visera l'autonomie des familles dans la gestion de
leur budget par la lutte contre le surendettement. Une infirmière
pourra former à l'autonomie dans le domaine de la santé en apprenant
aux personnes à gérer intelligemment leur armoire à pharmacie. Un
animateur de MJC voudra amener les habitants de son quartier à une
autonomie dans la manière d'utiliser leur temps de loisir en profitant
des infrastructures socioculturelles mises à leur disposition.
L'instituteur a, quant à lui, la responsabilité de former ses élèves à
l'autonomie dans la gestion de leur travail scolaire: c'est à lui à
leur apprendre à s'organiser, à trouver les méthodes les plus efficaces
pour apprendre leur leçon ou réviser leur contrôle, à évaluer les
résultats qu'il atteint, à chercher les remédiations requises, etc.:
c'est là une tâche qui lui revient de droit en tant qu'il est un
spécialiste des apprentissages scolaires; il ne doit en aucun cas
laisser cette tâche aux parents qui ne sont ni formés, ni bien placés
pour cela... Chaque parent sait bien, en effet, - même s'il est
enseignant - qu'il n'est jamais le mieux placé pour "faire travailler"
ses enfants; chacun a fait l'expérience de cette "surchauffe affective"
qui menace quand, dans un sursaut de "conscience parentale", il
s'entête à remplacer un instituteur sans disposer de la distance
affective nécessaire; le chantage affectif est toujours là, latent, en
dépit de toutes les bonnes intentions: "si tu m'aimais vraiment, tu
saurais faire cette division"! Cela ne veut pas dire, bien sûr, que les
parents n'ont aucune responsabilité en matière de formation à
l'autonomie: mais il vaut mieux profiter des occasions offertes par la
vie familiale pour cela... l'organisation d'un voyage ou d'un goûter,
la participation à des travaux de bricolage, la réflexion sur l'usage
de la télévision par une lecture collective des programmes et un choix
raisonné des émissions, tout cela fournit d'excellentes occasions de
réfléchir à ce qu'est une attitude autonome dans laquelle on se laisse
pas dicter ses choix. Et les parents sont bien plus efficaces là, en
faisant leur métier de parent, qu'en jouant aux instituteurs du soir !
La formation à l'autonomie suppose, ensuite, une option lucide sur les valeurs que l'on cherche à promouvoir :
car, il n'est aucune manière de se comporter qui n'engage pas une
certaine conception de l'humanité et de la socialité. Et, ces valeurs,
bien souvent, sont implicites... quand elles ne sont pas ouvertement en
contradiction avec les intentions affichées. Qui ne connait pas ces
situations où l'on parle sans cesse de la solidarité quand, par
ailleurs, l'on invite à réussir en écrasant ou humiliant le voisin? Or,
être autonome c'est accéder progressivement aux enjeux de ses propres
actes et non agir en fonction des seuls intérêts du moment sans
apercevoir le type de société qui se profilerait si ces comportements
étaient systématisés. Et, dans ce domaine, les enseignants ont une
responsabilité toute particulière: c'est à eux d'assurer, à travers les
apprentissages scolaires, la formation à certaines valeurs fondatrices
de l'humanité. C'est à eux d'amener, en particulier, les élèves à
surseoir à la violence immédiate dans leurs actes et leurs paroles et à
réfléchir avant d'agir... des dispositifs comme "le conseil" ou "la
boite aux lettres", mais aussi des attitudes quotidiennes dans le
dialogue en classe sont ici déterminants. Certes, les enseignants ne
sont pas les seuls à devoir former de telles attitudes, mais ils ont à
y contribuer, à travers leur spécificité.
Enfin, la formation à l'autonomie suppose une appréciation du niveau de développement atteint par un sujet
: en effet, en matière d'autonomie, on connaît trop bien ces sortes de
convulsions pédagogiques dont sont pris, parfois, les enseignants que
nous sommes... Nous annonçons aux élèves que nous voulons les former à
l'autonomie et nous mettons en place des situations trop difficiles à
gérer pour eux: comme nous observons, alors, qu'ils "en profitent pour
chahuter ou ne pas travailler", nous revenons à des situations
traditionnelles, sous les yeux ravis des spécialistes du "je vous
l'avais bien dit" et nous annonçons péremptoirement aux élèves qui n'y
comprennent pas grand chose: "c'est tout ce que vous méritez!" C'est
que nous avons mal évalué le niveau des développement des élèves et
n'avons pas su doser correctement les apprentissages que nous leur
avons proposés.
Car tout se joue, en effet, dans le rapport entre le développement et l'apprentissage.
Pour faire simple, disons qu'il y a toujours eu, sur ce sujet, deux
thèses antagonistes: d'une part, il y a ceux qui, croyant être fidèles
à Piaget, considèrent que le développement précède l'apprentissage;
pour eux, si un enfant ne parvient pas à apprendre, c'est qu'"il n'est
pas assez mur" ou qu'"il n'a pas atteint le bon stade"; il convient
donc d'attendre patiemment que l'enfant se développe pour lui proposer
les apprentissages correspondants. D'autre part, il y a ceux qui,
croyant témoigner par là de leur confiance absolue dans la "nature
humaine", pensent que l'on peut faire apprendre n'importe quoi à
n'importe qui n'importe quand et que le développement se réduit à la
somme des apprentissages. Les premiers pratiquent une pédagogie
attentiste, les autres une pédagogie volontariste... les uns et les
autres risquent de basculer dans de dangereuses dérives: l'abstention
pédagogique pour les premiers, le dressage pour les seconds.
Or
un psychologue russe mort en 1937, Vygotsky, nous donne les moyens de
dépasser cette alternative: il montre qu'il existe bien une logique du
développement (on ne peut pas apprendre n'importe quoi n'importe quand)
mais que les apprentissages précèdent et ne suivent pas le
développement: on peut apprendre des éléments nouveaux et acquérir des
fonctions psychiques qui sont légèrement supérieures au niveau de
développement atteint par le sujet à condition de lui fournir les aides
didactiques requises. Dans cette perspective, la fonction du pédagogue
est d'estimer - avec une marge d'appréciation qui est nécessairement un
peu approximative - le niveau de développement atteint et de proposer
des acquisitions légèrement mais nettement supérieures: dans un premier
temps, le sujet ne pourra fonctionner "au dessus de ses possibilités"
qu'avec tout un dispositif d'étayage, dans un second temps, il
parviendra à l'autonomie dans l'exercice et l'usage de ces fonctions
nouvelles si on prend la peine de procéder à un désétayage progressif.
Plus
concrètement, il s'agit d'abord de construire des situations de
formation tant dans leur dimension socio-relationnelle que dans leur
dimension cognitive : assurer la réassurance affective requise
pour engager un apprentissage qui est toujours déstabilisant et risque
de provoquer des rétractations, voire des crispations, par peur de
l'inconnu et de la déstabilisation toujours anxiogène que cela
provoque... mais aussi organiser une situation didactique la plus
rigoureuse possible, sélectionner les bons matériaux, poser les bonnes
questions pour faire construire les bonnes réponses. Ensuite, il
convient de permettre au sujet de se dégager progressivement de cette
aide afin d'éviter les situations de dépendance à l'égard de la
situation de formation et de l'enseignant... et cela, encore, tant sur
le plan socio-relationnel que sur le plan cognitif : pour le
premier, il faut apprendre à l'élève à se passer d'un soutien affectif
qui lui a été, un moment, nécessaire; pour le second, il faut lui
donner les moyens de savoir comment réutiliser ce qu'il a appris dans
d'autres contextes que le contexte où il l'a appris.
Or
si nous autres, enseignants, savons relativement bien organiser des
situations d'étéyage, nous savons relativement mal organiser des
situations de désétayage: ce qui fait que nous construisons des murs
qui ne tiennent plus dès que nous ne sommes plus là; en d'autres
termes, nous ne savons pas former des élèves vraiment autonomes. Si
nous voulons former vraiment à l'autonomie, il nous faut investir tout
autant d'énergie à construire des situations formatives qu'à organiser
la disparition progressive de ces situations: il nous faut, à la fois,
faire acquérir des connaissances à l'élève et rendre l'élève
indépendant de nous dans l'usage qu'il fait de ce que nous lui
permettons d'acquérir... c'est ce que j'appelle la transformation de
connaissances en compétences. Inutile de nous le cacher, cette
transformation est difficile: elle requiert une pratique systématique
de la décontextualisation. Qu'est-ce que la décontextualisation? Ce
n'est pas le fait, pour l'enseignant, de proposer sans cesse de
nouveaux exercices d'application, c'est le fait de faire chercher par
l'élève lui-même d'autres situations dans lesquelles il peut utiliser,
faire jouer, mobiliser ce qu'il a appris. C'est là une pratique encore
assez rare aujourd'hui et qui rend l'acquisition de l'autonomie
aléatoire aux histoires individuelles et aux rencontres favorables que
certains enfants auront pu y faire.
Concluons
cette trop brève analyse : l'autonomie n'est pas un don ! Elle ne
survient pas par une sorte de miracle ! Elle se construit dans la
rencontre d'éducateurs capables d'articuler, dans leurs préoccupations,
une meilleure définition de leur domaine de compétences, une plus
grande lucidité sur les valeurs qu'ils veulent promouvoir et un
meilleur discernement du niveau de développement de l'enfant et des
apprentissages qui peuvent lui permettre de progresser. Ce n'est certes
pas là chose aisée, mais l'enjeu est si important que nous n'y
travaillerons jamais assez.
Philippe MEIRIEU"